Étiquette : Croulebarbe

  • Rue des Cordelières

    Par Michel Brunelle

    Participation à la recherche iconographique : Denis Stora

    AVANT LA RUE DES CORDELIÈRES

    Les deux bras de la Bièvre n’ont pas attendu l’apparition de cette rue pour s’ouvrir tout grand à l’industrialisation. Il n’y a pas lieu ici de vouloir remonter jusqu’au moulin qui a donné son nom au quartier, voire plus en amont, mais il serait intéressant d’avoir un instantané du portrait industriel de Croulebarbe à la toute veille de cette apparition — et fidèle depuis plusieurs années sans doute. Un plan de 1822 (fig 1) le permet justement. Il aidera également à prendre la mesure des transformations qui surviendront peu de temps après, objet principal de cet exposé.

    Fig 1 Quartier Croulebarbe en 1822
    Par Michel Brunelle sur plan 1822 Courteille et Duchatelet

    On y observe la prédominance des blanchisseries, lesquelles se feront rapidement plus rares, l’eau de la Bièvre devenant de moins en moins propre à une lessive fonctionnelle. Remarquons aussi la présence de plusieurs canaux secondaires, lesquels à leur tour disparaîtront bientôt à la faveur d’une rationalisation du tracé des deux bras(1).

    On y observe la prédominance des blanchisseries, lesquelles se feront rapidement plus rares, l’eau de la Bièvre devenant de moins en moins propre à une lessive fonctionnelle. Remarquons aussi la présence de plusieurs canaux secondaires, lesquels à leur tour disparaîtront bientôt à la faveur d’une rationalisation du tracé des deux bras(1).

    Mais surtout, on voit bien que les ateliers du cuir n’ont pas encore colonisé les rives. Il n’y a au bord de celles-ci que 7 icônes indiquant « Autres fabriques », et rien n’oblige à penser que c’étaient toutes des tanneries ou analogues, ce qui, même à ce compte, ne serait pas beaucoup. Mais ça va changer…

    Mais surtout, on voit bien que les ateliers du cuir n’ont pas encore colonisé les rives. Il n’y a au bord de celles-ci que 7 icônes indiquant « Autres fabriques », et rien n’oblige à penser que c’étaient toutes des tanneries ou analogues, ce qui, même à ce compte, ne serait pas beaucoup. Mais ça va changer…

    LA RUE DES CORDELIÈRES

    Selon Jacques Hillairet(2), la rue des Cordelières fut ouverte et reçut cette dénomination en 1825.

    Toutefois, des informations plus détaillées(3) nous apprennent qu’un certain Augustin Salleron, cadet d’une importante famille d’entrepreneurs d’origine champenoise, s’est porté acquéreur en 1823 d’un terrain connu sous le nom de Clos des Cordelières, ayant autrefois fait partie du domaine de cette congrégation religieuse. Essentiellement, cette vaste propriété s’inscrivait à l’époque dans le périmètre délimité par le bras mort de la Bièvre, l’ancienne rue du Champ de l’Alouette (aujourd’hui Corvisart), la rue de Lourcine (plus ou moins Léon-Maurice Nordmann, Broca) et la rue Saint-Hippolyte. L’acquisition de ce bien, devenu national à la Révolution, était grevée de l’obligation d’y percer une voie de circulation joignant Saint-Médard à la rue du Champ de l’Alouette. Ce sera la rue Pascal, ouverte en 1827. Mais c’est d’abord en 1825, à l’intérieur du nouveau périmètre ainsi tracé sur plan, qu’Augustin Salleron ouvrira sur ses terrains une voie privée, la future rue des Cordelières, épousant mieux les méandres du bras mort (fig 2).

    Ouverture rues des Cordelières (bleu) et Pascal (rouge).
    Par Michel Brunelle sur plan 1823 Courteille et Duchatelet in Bulletin SHA-13 no 39 p 23.

    Bordant la partie méridionale de cette rue et aménagé sur la Bièvre, se trouvait un moulin à tan, que Salleron a exploité jusque vers 1837. Par après, d’insurmontables difficultés financières l’ont forcé à cesser graduellement ses diverses activités industrielles, puis à se départir de ses propriétés immobilières. Il obtient un poste de gérant à la Société des Bouchers de Paris, à laquelle il avait vendu une partie de ses installations. Finalement, en 1862, Auguste Durand achète de la famille Marcelot, parente par alliance des Salleron, l’ensemble des propriétés restantes, que les Marcelot avaient acquises d’Augustin entretemps. Durand et son frère(4) y installent une grande tannerie, qui portera le numéro 31 (puis, après 1892, le 41)(7).

    Il convient ici de s’arrêter un peu sur les Durand. Madame Boisard(3) mentionne Auguste, devenu propriétaire du 41 en 1862. Le Bottin, lui, signale à cet endroit les tanneurs A& L Durand, dès 1863 (on peut parler de simultanéité, ici). « A » désigne assurément Auguste. Quant à « L », il s’agit de son frère Léon, lequel a donné son nom à la rue aujourd’hui nommée Gustave-Geffroy, et qui l’avait porté depuis son ouverture sur ses terrains, en 1906, jusqu’en 1937. Là, entre les murs du fameux Château de la Reine-Blanche, se trouvait une tannerie, exploitée un temps par la famille Seignobos.

    Revenons sur la rue des Cordelières. En 1887, changement au Bottin : « A&L » est remplacé par « Achille ». Vu le décalage de 24 ans, on peut penser qu’il était le fils d’un des deux précédents. Il sera là jusqu’en 1894, date de la cession à la famille Lemoine. Et comme si ce n’était pas assez touffu, on voit (toujours au Bottin) qu’entre 1854 et 1870, sur la parcelle toute proche (no 27)(7), un Paul Durand fils est inscrit comme mandataire au Dépôt général des cuirs de la boucherie de Paris, composante de l’Administration de la Boucherie (préfectorale). Coïncidence ? Durand est un nom assez répandu… Et rappelons qu’on vient de parler d’Augustin Salleron, gérant à la Société des Bouchers de Paris, celle-ci corporative. Toutte est dans toutte.

    Cependant, plus au nord sur la rue, passée l’entrée du passage Moret (voir article ci-contre ), un certain M. Brun aîné a déjà ouvert, dès 1845, une mégisserie, au numéro 13. Il y restera jusqu’en 1859. C’est ainsi qu’il sera le tout premier industriel à figurer au « Bottin du Commerce » pour la rue des Cordelières(4 et 7). Ceci dit, prudence : si l’inscription au Bottin atteste incontestablement de l’existence et de la présence d’une entreprise, l’absence d’inscription n’en prouve pas l’inexistence. Témoin, comme on l’a vu, le cas Salleron.

    Rapidement donc, l’ancien domaine Cordelières / Salleron / Marcelot sera loti en parcelles qui accueilleront à leur tour des installations industrielles, en grande majorité dans le domaine du cuir désormais (mégisseries, tanneries, peausseries, corroyeurs, hongroyeurs, maroquiniers et fabricants de teintures pour cuir). Ces installations s’élevaient surtout sur la rive orientale de la rue, et s’étendaient jusque sur une autre rive, celle (gauche) du bras mort de la Bièvre, afin de profiter de ses eaux (fig 3).

    Fig 3 Principaux occupants
    Par Michel Brunelle, sur plan 1900(5)

    Et pour ne rien simplifier, considérant la profondeur des parcelles, il n’était pas rare qu’elles fussent occupées par plusieurs installations aux vocations différentes, avec chacunes leurs propriétaires en propre.

    En effet, le Bottin du Commerce indique, pour chaque adresse, l’exploitant de l’entreprise, commerciale ou industrielle, qui s’y trouve établie. Or, il y a parfois plus d’une inscription pour une adresse donnée, à la même date.

    Il y a lieu ici de noter que différents types d’occupation peuvent avoir cours.

    On peut être propriétaire à la fois de l’entreprise, des bâtiments qui l’abritent, et du terrain sur lequel s’élèvent ces bâtiments. Mais pas forcément. Le terrain peut être loué, et les bâtiments également. Quand le propriétaire de l’entreprise ne possède pas le bâtiment ou le terrain, le Bottin n’est d’aucun secours pour identifier les propriétaires de ces biens immobiliers (sauf les cas où comme seule activité déclarée, il est inscrit « Propriétaire »). Sinon, seul l’exploitant est nommé. De plus, à mesure que le temps passe, la formule, pour une adresse donnée, peut se modifier, au fil d’acquisitions ou de cessions. Multiplions le tout par une vingtaine d’adresses examinées, sur un siècle et demi, et divisons le résultat par le nombre de pages produites ici, et on comprendra que l’usage du terme « survol », en sous-titre, annonce bien de quoi il s’agira…

    Cet exposé s’en tiendra donc aux exploitants — en fait, seuls les plus notables d’entre eux. Ajoutons finalement que ces derniers habitaient parfois à la même adresse où s’élevaient leurs installations. En pareils cas, l’état civil peut nous le révéler — souvent par la bande. Nous essaierons de le mentionner.

    Note importante pour la clarté des informations présentées ici.

    Par définition, un article de cette nature se fonde, pour le repérage des lieux, sur les adresses. Il a beau n’y avoir qu’une seule rue en cause, plusieurs numéros sont visés. Ça ne serait pas une grande difficulté en soi si ces numéros étaient demeurés les mêmes durant toute la période étudiée. Or, ce n’est pas le cas.

    Deux « révolutions » de numérotation se sont produites, en un assez court laps de temps sur la rue des Cordelières. La première, en 1886, l’autre en 1893 (possibilité d’un décalage d’un an dans ces deux dates). Si bien que, pour chaque lot, jusqu’à 3 numéros différents ont pu être portés. Généralement dans cet article, sauf quand la situation l’indique autrement de manière manifeste, ce seront les derniers numéros qui serviront, soit ceux à partir de 1893.

    Mais ce n’est pas tout. Si les numéros ont changé, ce n’était pas par pure fantaisie. La cause de ces changements tenait simplement au morcellement de certains lots, en créant donc de nouveaux, avec leur numéro propre.

    Les illustrations suivantes aideront à ne pas s’y perdre complètement.

    (Les numéros en petits caractères concernent le boulevard Arago)

    ***

    Revenons donc au numéro 41. C’est, et de loin, la plus vaste parcelle de l’ensemble. Une belle vue en plongée (fig 4) nous montre plusieurs bâtiments : à droite, longeant la Bièvre (et la cachant), les ateliers comme tels ; à gauche et en bas, des appentis, entrepôts ou remises ; au centre le bâtiment administratif — et sans doute corps de logis pour les dirigeants. Nous sommes au croisement Cordelières – Corvisart.

    Fig 4 Tannerie Durand – Lemoine

    Les Durand exploitent cette entreprise pendant une trentaine d’années, puis la vendent, en 1892, à Auguste Lemoine. Lui, puis C. Lemoine, continueront à y fabriquer du cuir, et, dans les années 1950, des courroies de transmission sous l’appellation La Gauloise. C’est alors Robert Lemoine qui dirige. Et ce sera le dernier de la dynastie, car dès 1956, l’ensemble de la propriété sera cédé au lycée Montaigne, en tant qu’annexe, et deviendra autonome en 1960, sous le nom de Lycée Rodin.

    Le mot « dynastie » est lâché. Terme abusif ? On en jugera…

    Premier exemple, les Lepelley :

    En 1870, Louis-Gabriel Lepelley inaugure une tannerie au numéro 3 des Cordelières (fig 5). On retrouvera à cette adresse des Lepelley pendant les 87 années suivantes. D’abord ses fils Louis-Constant et Abeillard, puis Paul, fils de Abeillard, puis Henri, frère de Paul(6). Trois générations seulement pour une si longue période, c’est assez inhabituel. Tanneurs au départ, ils ont dû modifier leurs méthodes (comme tous les autres) après 1912, date du recouvrement du bief des Cordelières. Puis, dans les années 1930, se sont carrément réorientés, pour ouvrir un garage de mécanique (fig 6), tenu jusqu’en 1957(4).

    Fig 5 Bief des Cordelières nord (vue 1)
    Fig 6 Rue des Cordelières nord

    Avant de poursuivre avec les dynasties, un petit mot pour parler du cordonnier L. Rey qui a tenu boutique au numéro 5 entre 1911 et 1920. Il avait été précédé par un certain Vallon, cordonnier aussi, pendant une dizaine d’années.

    La photo ci-dessous montre monsieur Rey et son épouse devant leur magasin.

    Revenons aux dynasties. Voisins immédiats, des précédents : les Jacquelin.

    Pendant presque une cinquantaine d’années (1869-1915), cette famille, montée de Curgy (Saône et Loire)(6), a occupé les 7 et 9 des Cordelières. Occupé, le terme est on ne peut plus juste. En effet, en plus d’exploiter une grande usine de teintures pour cuir, au 7 (figs 5 et 7), et de tenir boutique d’épiciers au 9 (fig 6), toute la nombreuse fratrie habitait au-dessus du magasin(6). Par après, entre 1915 et 1959, une pléthore de commerçants se succèdent, épiciers au magasin, mais ensuite un peu de tout, tandis que l’usine, de son côté, connaîtra moult avatars, dont un bref et ultime soubresaut dans le domaine du cuir avec Isidore Gau, peaussier (1933-1938), et Roger Duranton, tanneur (1937-1938)(4).

    Pourquoi mentionner quelqu’un qui n’apparaît à cette adresse que pendant 2 ans ? C’est que Roger n’est que le dernier descendant de la dynastie Duranton, établie alternativement à 3 adresses voisines (mais surtout le 11) depuis 1873, et qui y règnera pendant 70 ans.

    C’est tout d’abord le mégissier Jean-Baptiste Duranton qui fait une brève apparition au 13, de 1873 à 1875. On perd ensuite ce patronyme de vue jusqu’en 1891, année où ses fils Germain et François reprennent le collier, cette fois au 11, en association avec un certain Dufaux, qui restera jusqu’en 1897. Les deux frères continuent ensemble pendant 3 ans, puis Germain se retire, laissant les commandes à François. Ses deux fils à lui, Jean-Louis et Eugène, viennent plus tard lui prêter main forte. Jean-Louis et leur père quittent au bout de 6 ans, et Eugène dirigera l’entreprise pendant les 25 prochaines années. Avec son total de 32  ans en poste, il mérite certainement que ça soit à lui qu’on pense quand on parle des Duranton du coin. Et c’est finalement son fils Roger qui ferme la marche, jusqu’en 1942, d’abord au 7, puis de retour au 11(4 et 6). À la différence de ses prédécesseurs mégissiers, il était inscrit comme tanneur. Il habitait au 111 boulevard Saint-Michel(6).

    Les bâtiments du 11 des Cordelières seront par la suite partagés entre de nombreux occupants, aux activités les plus disparates, tant industrielles que professionnelles ou artisanales, et parfois même artistiques. À la limite de la portée principale de cette étude (1959) pas moins de 9 occupants sont inscrits — et ce n’est même pas le record.

    Fig 7 Bief des Cordelières nord (vue 2)

    Puisqu’il est question d’artistes, le prochain acteur industriel se nomme J. Binoche. Rôles de composition : on le verra comme mégissier de 1901 à 1934 (au 13 rue des Cordelières) et, infatigable, comme hongroyeur et tanneur au chrome de 1909 à 1934 (au 17).

    À cette dernière adresse, il fut précédé par les Moulia, hongroyeurs également, d’abord Adolphe (et un frère) dès 1868, puis son fils Paul, de 1897 à 1909(4) (fig 8).

    Fig 8 Annonce Tannerie Binoche

    Le 15 rue des Cordelières, lui, n’a bien évidemment jamais été une usine. Il ne manque cependant pas d’intérêt. On aura remarqué (fig 3) que ce minuscule terrain se situait au coin nord du passage Moret, lequel divisait, en quelque sorte, la rue des Cordelières en deux tronçons. Cet emplacement, juste au débouché du passage, a valu à ce petit lot un « privilège » assez curieux.

    Il faut savoir que, jusqu’en 1893, et bien qu’habité et hôte de plusieurs commerces et ateliers, et ce, depuis un bon quart de siècle, le passage Moret n’avait pas d’existence officielle, aux yeux de la municipalité (ou de la préfecture), vu qu’il n’était qu’une voie privée. Mais il fallait bien octroyer une adresse à la quinzaine de parcelles qui le composaient, certaines recevant plus d’un bâtiment. Solution ? Tous ces lots étaient affublés de l’adresse « 11 rue des Cordelières », tout simplement parce que la plus proche disponible (elle deviendra le 15 à partir de 1893(7)). Un peu comme ces grands immeubles, si parisiens, dont la porte cochère s’ouvre sur une cour qu’ils entourent.

    Ainsi, il est assez cocasse de voir à cette adresse, dans le Bottin, pour telle ou telle année donnée, parfois une bonne douzaine d’inscrits, allant de la mégisserie à la serrurerie en passant par un hôtel, des marchands de vins, un restaurant, un marchand de peaux de lapins, etc. Tous ensemble (et n’oublions pas les baraques à logements, inscrites nulle part, dont l’une, le 9 passage Moret, abritait à elle seule 26 ménages(8), et une autre, le 11, une cinquantaine de locataires(9)). Seule l’invraisemblance patente de la situation nous interdit de croire un instant que tout ça était entassé (compressé, plutôt) au 11 (ou 15) de la rue des Cordelières, sur 95m2. Piège pour le chercheur insuffisamment pointilleux.

    En passant, le même phénomène s’observait pour ce qui était du 19 ruelle des Gobelins, l’autre issue du passage Moret — et bâtiment encore plus exigü, pour le coup. Si bien que certains étaient inscrits aux deux adresses, mais pas tous, et que certains encore, une fois le passage Moret « consacré » et listé au Bottin, étaient inscrits à leur nouveau (et cette fois réel) numéro, tout en le demeurant à l’un des deux autres, ou même aux deux(4). Fouillis pour le chercheur insuffisamment patient.

    Ce fameux local d’emprunt (le 11/15 des Cordelières) n’en abritait pas moins de bien réelles boutiques, bien à lui, elles, et très disparates au fil du temps, où ont toutefois dominé les marchands de vins. Mais surtout, de 1855 à 1860, un fleuriste, François Moret, dont on peut lire l’histoire dans l’article ci-contre.

    On a déjà vu le 17, passons au 19.

    Deuxième parcelle au sud du passage Moret, son histoire tumultueuse débute en 1833, où l’on signale un atelier de tannerie (?), sans le nommer. Il poursuit ses activités jusqu’en 1851, date où il est détruit par un incendie. Il faut attendre jusqu’en 1856 pour y voir réapparaître, cette fois, une tannerie tout court (toujours anonyme), qui sera démolie 10 ans plus tard(10). En 1867-68, une « Usine du bois de Paris » est signalée(4). On fractionne alors le lot. Sur la nouvelle parcelle bis s’installeront des entreprises de pavage (successivement Arnoux, Minder, Chenal), actives jusqu’en 1886. Ensuite, et jusqu’au moins en 1959, le terrain sera occupé par des entreprises de camionnage, principalement les Poirier, puis les Billon (ces derniers essaimant un peu partout dans le coin, plus bas au 31, en face au 20, mais auparavant sur la ruelle des Gobelins, au 9 et jusque dans le passage Moret, au 4)(4). Nous en reparlerons.

    Sur la parcelle « initiale », un autre hiatus s’est produit, et ce n’est qu’à partir de 1876 qu’un mégissier, Dechaux, opère pendant une douzaine d’années. Puis, après une courte cohabitation avec les maroquiniers Achille Chouipe et son fils Léon (la parcelle, quoique tronquée, demeure assez vaste) Dechaux leur laisse toute la place. Les Chouipe, auparavant au 33 pendant 11 ans, développent alors le 19, puissamment (figs 9 et 10). À partir de 1916, association avec Whitechurch. En 1919, exit Chouipe, arrive le groupe Bayart, Hauet, Lefebvre & Rousseau. On parle maintenant de tannerie et mégisserie. 1924, BHLR se retirent, remplacés par Grawitz. En 1928, Whitechurch tire à son tour sa révérence, et 4 ans plus tard, Grawitz ferme la boutique. Laquelle, 15 ans de limbes plus tard, se réincarnera en firme d’installations électriques, sous le nom de Mors, dernier avatar constaté en date de 1959(4).

    Fig 9 En-tête Entreprises Chouipe

    Bien que nous n’ayons que peu de renseignements à son sujet, il serait inapproprié, nous semble-t-il, de passer sous silence un (ou plusieurs) Bodry qui, pendant 42 ans (1888-1929) occupa le 25 des Cordelières, à titre de mégissier (figs 10 et 11). Ce patronyme mérite d’être retenu — même en l’absence de prénoms.

    Les deux terrains suivants, 27 et 29, n’en formaient qu’un seul avant 1893, portant alors le numéro 21. Ce qui pose quelques difficultés au moment d’en identifier les occupants respectifs et successifs. Avant 1893, et ce, depuis 1852, divers artisans du cuir ont œuvré sur ces lieux. Les mégissiers Eyssartier et Fouquet, notamment, mais surtout Gierkens, teinturier pour cuirs, arrivé en 1863, et demeurant inscrit jusqu’en 1925, clairement au numéro 29 à partir de 1893. Nous y reviendrons. Il avait pour voisin un autre fabricant de teintures, pour laines cette fois : Patry, de 1893 à 1913. Ce dernier occupait la parcelle numéro 27, qu’il semble avoir inaugurée.

    À ce numéro lui a succédé Maurice Vigderhaus, marchand de chiffons en gros, jusqu’en 1932, date où il doit déclarer faillite. Deux de ses trois fils reprennent alors la gestion de l’entreprise, jusqu’en 1936, maintenant sous l’enseigne Société des Matières Premières. Le troisième, Georges, exploite un garage au 38 rue de Chalon (12e). Par la suite, les trois frères s’unissent pour convertir le 27 des Cordelières en un autre garage : Centralisation Mécanique des Gobelins. Mais bientôt, sous l’Occupation, toute cette famille juive part en zone libre, à Nîmes, et le commissariat aux affaires juives procède à la vente de l’entreprise et des immeubles au profit d’Albert Duret, un collabo bien pur. Peu après la Libération, ce dernier est dûment expulsé, et c’est le retour légitime et définitif de CMG, jusqu’en 1972, date de la vaste transformation  des lieux en l’état qu’on leur connaît aujourd’hui.

    Quant aux 13 membres de la famille Vigderhaus, on pourra lire en détail leur fascinante et tragique histoire dans le bulletin 51 de la Société d’histoire et d’Archéologie du XIIIe, sous la plume de leur descendant, Paul Lidsky.

    Fig 10 Rue des Cordelières sud
    Fig 11 Bief des Cordelières sud

    Passons maintenant au 29 des Cordelières (figs 10, 11 et 12), certainement l’adresse la plus célèbre sur cette rue, et ce, pour plusieurs raisons.

    D’abord, parce que c’est la seule qui ait subsisté intacte jusqu’à aujourd’hui. Ensuite, à cause bien sûr du Palais du Peuple, œuvre solidaire bien dans l’esprit du 13e, et qui, depuis un siècle très bientôt, offre le gîte à une clientèle démunie qu’elle sauve ainsi de la rue. L’aspect typique de la belle maison pavillonnaire en façade et le style si caractéristiquement dépouillé de son bâtiment Le Corbusier sont sans doute aussi pour quelque chose de cette notoriété. Et enfin, l’endroit est universellement reconnu à cause de la mythique mégisserie qui se dresse en fond de terrain, visible du square René-le-Gall — et des hauteurs voisines, mentionnée et montrée dans tous les ouvrages, point de ralliement chéri et célébré du quartier Croulebarbe.

    En passant, ladite mégisserie, sur 174 ans d’existence jusqu’ici, n’aura été véritablement mégisserie que pendant 9 années (les premières). En effet, dès 1861, la famille Gierkens en a fait une teinturerie pour cuirs. Entre 1852 et 1860, les mégissiers Eyssartier et Fouquet s’y étaient brièvement succédé. Adolphe Gierkens et son frère Félix ont alors fondé la teinturerie et l’ont exploitée sous ce patronyme jusqu’en 1900, date où un certain Marié ajouta son nom à l’enseigne. Cette organisation se modifia à nouveau en 1905, alors qu’un Girardot intégra le groupe. Mais il convient de préciser qu’on a plutôt affaire désormais à la succession Gierkens (Adolphe avait alors 74 ans, Félix 81 — qui allait décéder 3 ans plus tard — et leur sœur Renée-Joséphine, 75)(6) . On continua sous cette forme jusqu’en 1925, mais à titre de peaussiers maintenant — un dernier salut à la mégisserie d’origine, en quelque sorte… L’Armée du Salut s’installa l’année d’après(4).

    L’adresse d’à côté, le 31, pourrait à elle seule faire l’objet d’un article de fond. Pendant au moins un siècle (1861 à 1959 +) défilent toutes sortes d’industries, souvent éphémères, disparates, et même, sur le dernier tiers, simultanées, car sur ce terrain assez vaste s’élevaient alors plusieurs bâtiments indépendants (fig 11 et 12). Tâchons de résumer.

    Lagadec, marchand de bourres, inaugure, mais part assez vite. Arrive ensuite le cuir, flambeau d’abord porté, pendant 23 ans, par le maroquinier Duchesne, puis relayé à ses homologues Terray & Merlin pour une autre dizaine d’années. Les vingt années suivantes se dérouleront en dents de scie, marquées entre autres par deux périodes sans aucune activité retracée, totalisant 12 ans. Le reste du temps aura vu s’évertuer les Pédaillès et les Gillet, peaussiers. C’en est est alors fait du cuir à cet endroit.

    Mais pas de l’industrie, loin s’en faut. Dès le lendemain de la Grande Guerre, l’endroit renaît aux mains d’un Cartier, fabricant de papiers. Il sera voisiné, à partir de 1926, par nos amis Billon, transporteurs, qui y ouvrent un grand garage, lequel se perpétuera sous diverses enseignes (Billon, Dutheil, Gobelins, Cordelières) jusqu’en 1954. Mais déjà, peu après son érection, c’est l’épanchement. Les entreprises les plus diverses s’étalent sur le grand périmètre, toutes ensemble. L’année 1926 marquera le paroxysme, avec pas moins de 8 inscrits au Bottin. Il n’y a pas lieu ici de dresser la liste de la quinzaine d’inscrits au total qui ont défilé pendant cette période d’une trentaine d’années — certains très brièvement — mais, outre ceux déjà nommés, mentionnons tout de même celui qui semble avoir été le plus remarqué par les survivants du quartier : Étienne Panici, mieux connu sous le nom des plumes qu’il fabriquait : Bayard. Arrivé en 1927 (sa famille en tous cas, émigrée du 12 passage des Petites-Écuries(4)), il était toujours sur la rue des Cordelières en 1959.

    Fig 12 Bâtiments du 31 des Cordelières

    Voici maintenant une adresse, le 37, où, pendant une quarantaine d’années, étaient installés des commissaires en tan. Nous en avons relevé 4, parmi lesquels les associés Mathé & Berger ont duré le plus longtemps, soit 19 ans. C’est le bâtiment blanc en pignon qu’on voit au centre ci-dessous. On reconnaît vers l’amont le long bâtiment de la tannerie du 41.

    Mais voici la façade du 37.

    Si on observe bien l’enseigne qui surmonte le porche de l’établissement à gauche, on peut arriver à y lire deux noms : C. Buchet (sur la 2e ligne, mais en plus grand), et Dulong au-dessus. Or, ces deux entrepreneurs figurent au Bottin à cette adresse, d’abord Dulong (fils) seul de 1894 à 1902, qui, après une courte association de 2 ans avec Buchet, le laissa occuper toute la place jusqu’en 1910. Ce qui permet de dater la photo dans une fourchette autour de 1903-1904 (dans la mesure où C. Buchet aura fait diligence pour mettre l’enseigne à jour — chose que nous ne pouvons garantir).

    Je m’aperçois que nous n’avons pas parlé des Marchand, pourtant omniprésents. Par où commencer ? Au moins 5 membres de cette famille, sur 2 générations, ont fabriqué, traité, transformé, négocié et vendu du cuir, en gros et au détail, installés à près d’une dizaine d’adresses du coin, incluant, outre Cordelières impair, le côté pair, passage Moret, boulevard Arago(4) et rue Corvisart(11). Et sûrement ailleurs… De plus, des liens matrimoniaux les unissaient à la tribu Jacquelin, dont il a été question plus haut(6). Et ils ont habité les lieux, notamment un bel hôtel particulier, au 14 boulevard Arago, fleuron art-déco du patrimoine de Saint-Marcel(12).

    Pour les détails, il faudrait un article consacré. Un gros. Ajoutons seulement, pour faire bonne mesure, l’existence d’une sage-femme Marchand, sur Arago (21), de 1919 à 1934 ; juste à côté du 23, occupé un temps par le mégissier Charles Marchand(4). Le monde est petit… Voilà. Excusez du peu — sans ironie, ici.

    Maintenant que nous avons survolé cet espace-temps, tâchons d’en tirer quelques statistiques.

    Occupation des lots 1850-1960

    12,2 % Mégisseries
    11,8 % Commerces divers
    10,7 % Industries diverses
    10,6 % Cuir autres (maroquiniers, hongroyeurs, corroyeurs, peaussiers, commissaires en tan, etc)
    10 % Tanneries
    10 % Teintures pour cuirs
    9,7 % Vacant
    5,2 % Mécanique automobile
    4,7 % Artisans divers
    2,9 % Garages
    2,7 % Institutions
    2,2 % Vins, Restaurants, Hôtels
    1,9 % Imprimeries
    1,9 % Services
    1,7 % Épiceries
    1,2 % Entrepôts
    0,5 % Bureaux

    Total cuir et teinture (1850-1960) 42,8 %
    Total cuir et teinture (1850-1912) 62,5 %
    Total cuir et teinture (1913-1960) 27,6 %

    Ces données font ressortir de manière probante que la couverture du bief des Cordelières (1912) a eu un effet déterminant sur les fabriques de cuir installées sur ses rives, notamment la gauche, étudiée ici, où leur taux d’occupation des lieux est progressivement tombé de 62,5 % à 27,6 % à partir de cette date.

    Les activités industrielles n’ont pas périclité pour autant (pas tout de suite), le taux d’occupation des entreprises non liées au cuir ayant évolué de manière inverse, en compensation, passant de 37,5 % avant 1912 à 72,4 % par la suite. D’ailleurs, le taux d’inoccupation a lui-même diminué, passant de 12,3 % à 7,6 % (fig 13). On n’a pas baissé les bras.

    Fig 13 Effets de la couverture du bief des Cordelières
    Par Michel Brunelle

    Il « faudra attendre » le milieu des années 1960 pour voir s’enclencher un rapide processus qui, en une décennie à peine, aura effacé pratiquement toute trace d’activité industrielle, non seulement sur la rue des Cordelières côté impair, mais dans tout l’îlot Gobelins.
    L’évolution de ce processus, d’abord transformatif, puis éliminatoire, est illustrée dans la séquence suivante (photos aériennes IGN retravaillées) :

    Conclusion

    Sans oser me donner pour historien, je n’ai toutefois pu me défendre d’une réflexion portant sur la période au cours de laquelle se sont développées les situations diverses que je viens d’exposer, affectant le sort de la rue des Cordelières pendant le premier siècle et demi de son histoire.

    Période qui commence à la Restauration et qui s’étire jusqu’à la 5e République, englobant la Monarchie de Juillet, la Seconde République, le Second Empire, les 3e et 4e Républiques.

    Sept régimes — neuf si on tient à y inclure la Commune et Vichy. De Charles de France à Charles de Gaulle…

    Des régimes aux dissemblances souvent profondes, des constitutions incompatibles, des états d’esprit irréconciliables, voire ennemis.

    De tous ces très parisiens bouleversements, revirements, retours en arrière et fuites en avant, quelles traces sur le sort industriel et commercial de la rue des Cordelières, en plein Paris ? Je cherche encore.

    Aucune des dates-clés de la grande Histoire n’a de résonnance perceptible sur le déroulement des affaires, qui vont leur train au gré surtout de la vie personnelle des bourgeois qui les mènent, de leurs avatars familiaux ou financiers. À croire que cela se déroulait dans un monde parallèle.

    Seule date cataclysmique : 1912, recouvrement du bief des Cordelières. Crépuscule des tanneries, qui, après une période d’ajustements plus ou moins heureux, entreront dans la nuit des temps.

    1914 ? 1945 ? 1830 ? 1852 ? Rien remarqué. 1871 ? Même pas — ça se passait pourtant juste à côté, témoin : beaucoup des publications de l’arrondissement… Ce n’est que quand l’industrie, exténuée, ira d’elle même tenter sa renaissance ailleurs, que l’on bâtira sur ses ruines le très reposant bout de quartier qu’on connaît aujourd’hui. Transition assez longue, mais aucunement provoquée par quelque changement politique que ce soit, qu’elle déborde de toute manière.

    Le Bottin du commerce ne raconte pas la même histoire que la chronique ou la presse. Les affaires sont imperméables aux « affaires » — chose au moins aussi effrayante que rassurante…

    Quelle leçon retenir de cela ? Je me garderai bien d’en professer une. Je laisserai ce soin aux historiens…

    NOTES ET RÉFÉRENCES

    1. Jean Anckaert, La Bièvre parisienne, son asservissement, sa capture, sa disparition (1902-1912) Thèse de doctorat, Histoire, Paris, École pratique des Hautes Études, 1999.
    2. Jacques Hillairet, Dictionnaire historique des rues de Paris, Éditions de minuit, 1960.
    3. Geneviève Boisard, La famille Salleron et l’actuel 13e arrondissement, au début du XIXe siècle, In Bulletin de la SHA-13 numéro 39 / 2010.
    4. Archives de Paris, 2Mi3 (Annuaire et Almanach du Commerce et de l’Industrie, sur microfilms).
    5. Archives de Paris, PP/11970 (Plans parcellaires).
    6. Archives de Paris, D1M9 et V11E (État civil).
    7. Les adresses ont été modifiées 2 fois au cours de la période étudiée. Sauf exception, pour chaque parcelle, c’est la dernière adresse qui sera indiquée ici, peu importe qu’elle ait été différente au moment de l’occupation par l’exploitant dont il sera question. Explications.
    8. Le Petit Parisien, éd 24 novembre 1922.
    9. L’Humanité, éd 24 décembre 1926.
    10. Mairie de Paris, Fiche de synthèse historique, Jardin partagé du Square René Legal (sic), 2012.
    11. Blog Des usines à Paris, numéro du 8 février 2015, https://lafabriquedeparis.blogspot.com/2015/02/une-usine-dans-le-brouillard-de-la-rue.html
    12. Marguerite David-Roy, Les hôtels particuliers du boulevard Arago, In Bulletin de la SHA-13 numéro 26 / 1995.
    13. Le Petit Journal, éd 16 mai 1897.

  • Passage Moret

    Par Michel Brunelle
    Collaboration à la recherche : Denis Stora

    Le passage Moret fut un de ces lieux de Paris qu’on appelait naguère «cités», plus récemment «zones», ou jadis «cours des miracles». Bref, un espace où la misère environnante, comme attirée, semblait venir se cristalliser, s’agglutiner en un conglomérat dont les agrégats étaient l’insalubrité, la famine, la maladie, le désoeuvrement, le vice et le crime ; et comme liant, l’injustice sociale.

    Malgré cela — ou pour cela ? — de tels endroits captent infailliblement l’attention des gens sans histoire. Faisant quant à nous partie de cet heureux groupe, nous en avons donc examiné un de plus près : le passage Moret. Il a — lui — son histoire. La voici.

    Situons-le d’abord dans l’espace.

    Bien que n’en ayant pas l’apanage, le 13e arrondissement a, de toute époque, accueilli des populations de condition très modeste. Il n’est donc pas surprenant qu’un nombre anormalement élevé de «cours des miracles» plus ou moins indigentes y aient éclos. Il n’y a qu’à penser à la Cité Doré, à la Cité Jeanne-d’Arc, aux passages National, Prévost et Vandrezanne, à la Colonie des chiffonniers (aujourd’hui rue), au village Austerlitz, à la zone de la Porte d’Ivry, à la ruelle des Reculettes.

    Et au passage Moret.

    Facteur aggravant : la proximité de la Bièvre, depuis longtemps source de toutes les pollutions. Qui plus est, le passage Moret n’était pas simplement voisin de cette rivière insalubre, mais carrément enclavé entre ses deux bras, à l’extrémité nord de la fameuse île aux Singes.

    Très précisément, il se situait dans le quadrant sud-est de l’actuel quadrilatère formé par les rues Berbier-du-Mets, Émile-Deslandres et des Cordelières, avec le boulevard Arago (1-2). Un HLM s’y trouve aujourd’hui, avec une cour, mitoyenne de celle de la «Tour Arago» (8-14 Émile-Deslandres). Ce HLM avec sa cour occupent exactement l’espace où s’étendait le passage Moret, qui débordait toutefois quelque peu sur ce qui est aujourd’hui le square René-le-Gall (fig 1).

                       Fig 1

    Quant à sa situation dans le temps, bornons-nous pour le moment à dire qu’il a existé à partir du milieu du XIXe siècle jusqu’à la moitié du XXe.

    Ces deux données, à elles seules, permettent déjà de subodorer les conditions de vie qui y ont régné. Le plus misérable patelin du plus pauvre arrondissement de Paris, à une époque traversée par des bouleversements politiques — souvent violents —, marquée par plusieurs guerres, par une dépression, et asservie par une industrialisation encore sauvage et dénuée de toute valeur autre que le profit. Que devenir pour un grain humain sous pareille meule sociale ? Pourtant…

    Voyons les faits.

    PRÉHISTOIRE DU PASSAGE MORET

    Ce qui, en 1869, deviendra le passage Moret est d’abord la réunion de deux terrains distincts (A et B, fig 1), ayant chacun son histoire propre (2).

    Pour ne remonter que jusqu’à 1743, le terrain A appartenait à cette date à un certain Louis de l’Hôpital. Il passe ensuite aux mains de Jean-Baptiste Levasseur (1743) ; d’Antoine Moinery (1776) ; de Jean-Baptiste Vérité (1793) puis son fils Henri-Marin (1802). En 1827, le comte Sigismond du Pouget de Nadaillac, colonel sous l’Empire puis la Restauration, en devient le propriétaire.

    Le terrain B, quant à lui, est une petite parcelle du vaste domaine octroyé en 1270 aux Cordelières par la reine Marguerite de Provence, veuve de notre bon sire Saint-Louis. Ces religieuses de l’ordre des clarisses y contempleront Dieu dans la sérénité jusqu’à la Révolution (sauf un court moment lors du siège de Paris par Henri IV, fort peu dévôt, et qui a réquisitionné les lieux). En 1796, le domaine devient un bien national. Il est acheté en 1799 par François Delfond, et passe ensuite aux mains d’Angélique-Justine Berthelot (1801) ; puis Denis-François Bernault (1805) et Antoine Schmetz (1811). En 1824, il est acquis de ce dernier par Augustin Salleron, cadet d’une célèbre famille de gens d’affaires récemment montée à Paris (3).

    Ici commence un chassé-croisé très touffu d’échanges immobiliers, de faillites, de retours, de cessions, scissions et fusions, que nous simplifierons quelque peu et schématiserons de la façon suivante :

    Fig 2

    (Nous n’avons pas trouvé de plan permettant de distinguer les deux portions du terrain B, qui toutefois ont chacune, comme on le voit, leur histoire propre).

    Roger de Nadaillac est l’un des fils jumeaux de Sigismond, l’autre étant Albert, anthropologue s’étant efforcé de concilier cette science aux textes bibliques — manifestement pas plus empêché que son père par les contradictions… Quant à Roger, on sait qu’il était l’époux de l’aquarelliste Cécile Delessert.

    Mais qui sont ces «Moret mère et fille», qui ont donné leur nom à ce passage ?

    Retournons en 1848. À cette date, à l’Annuaire et almanach du commerce et de l’industrie de Paris, alias «Bottin» (4) , est inscrit, pour le 3 rue des Cordelières, un certain Moret (François), jardinier-fleuriste (fig 3).

                       Fig 3

                       Fig 4

    Il déménage ensuite au 11, en 1855 (fig 4). Or, le terrain qui deviendra le passage Moret, ici en vert, est décrit à l’époque comme un jardin fleuriste. Le lien est évident : François Moret, commerçant (vu son inscription au «Bottin»), est plus précisément un fleuriste. Sa boutique est adossée à ce terrain (en fait, le domaine partage la même adresse, 11 rue des Cordelières, puisque le passage Moret n’existe pas encore, et, qui plus est, ne sera longtemps par la suite qu’une voie privée, donc non cataloguée). François Moret exploite en fermage cette aire, qui appartient à Roger de Nadaillac. Et ce, jusqu’en 1860. Il disparaît alors du Bottin, pour de bon.

    À partir de là, tout va changer, et cet espace vert et parfumé, qui faisait exception dans ce secteur industrialisé plutôt nauséabond, va rentrer dans le rang.

    Tout d’abord, toujours au Bottin, apparaît au 11 rue des Cordelières un fabricant de matières premières pour colle, un certain Paris. Changement d’atmosphère… Il est ensuite rejoint, toujours au 11, par deux mégissiers, puis trois, puis cinq. On est alors en 1868. Mais il est impossible que tous ces industriels à la fois trouvent place dans un bâtiment de 95 m2, à un seul étage.

    Que s’est-il donc passé ?

    NAISSANCE ET VOCATION DU PASSAGE MORET

    On sait qu’en 1869, trois ans après le décès de François Moret (5), sa veuve, Marianne-Scolastique Voisinot, et leur fille, Madeleine-Héloïse Moret-Jamet (épouse de Louis-Camille Jamet), achètent à Nadaillac la propriété, comprenant un pavillon à l’entrée (19 ruelle des Gobelins), et mesurant un hectare et demi, pour la somme de 40 000 F (2).

    On sait aussi que Louis-Camille Jamet était mégissier, établi auparavant à ce titre dans le quartier, avec son père, rue St-Hippolyte, puis rue des Cordelières(4 et 6).

    Mesdames Moret ne semblent pas vouloir poursuivre l’oeuvre florale de François. Bien que n’étant pas le propriétaire en titre du terrain, Louis-Camille Jamet a, selon toute apparence, influé sur le déroulement des choses. En fait, tout porte à croire que, déjà au moment de la retraite de François, des tractations avec le propriétaire foncier, Roger de Nadaillac, préalables à la vente du domaine, prévoyaient un changement radical dans l’utilisation des lieux. 40 000 francs pour cultiver des fleurs, c’était beaucoup… Surtout en plein coeur d’un quartier en pleine expansion industrielle.

    C’est ici la clé du mystère : les mégissiers et autres industriels n’étaient évidemment pas entassés dans le minuscule 11 rue des Cordelières, mais répartis dans l’espace qui allait devenir le passage Moret, et ce, dès 1863. Et, en attendant que cette voie ne devienne publique (avec des adresses officielles, pas avant 1893), ils demeuraient inscrits au 11, ou alors au 19 ruelle des Gobelins, autre issue du passage Moret, et adresse personnelle de Nadaillac (qui en avait d’autres, plus chic, notamment rue d’Anjou), puis celle des femmes Moret.

    Jamet déménage donc son atelier dans la propriété nouvellement acquise par sa femme et sa belle-mère et y poursuit ses activités mégissières jusqu’en 1875, date à laquelle il se réoriente vers l’exploitation foncière (4-7). Sous son impulsion, le vaste terrain sera subdivisé en lots d’environ 500 m2 chacun, lesquels seront loués à des entrepreneurs (7) qui pourront y construire des bâtiments dont ils seront propriétaires, et qu’ils exploiteront selon leur spécialités respectives. Ce schéma d’aménagement est semblable à celui de la Cité Doré, apparue à la même époque au sud de la Salpêtrière. Une mode ?

    On le constate, la taille de ces lots ne permettait pas d’y installer une mégisserie en bonne et due forme, établissements requérant au moins le double de cette surface. Certes, il y avait la mégisserie Guillou, au 2 passage Moret, mais il faut savoir que seulement un quart de sa superficie se trouvait sur la propriété Moret, et que cette fraction, déjà, équivalait au total de trois lots «ordinaires» de ce domaine. Il n’en demeure pas moins que la majorité de ces lots seront voués à des activités reliées à l’industrie du cuir, mais à une échelle plus artisanale. Le plan suivant (fig 5) montre en détail l’usage des lieux en 1893 — année marquant le sommet des activités commerciales du passage Moret (voir aussi fig 6).

    Fig 5

    (Note : les «marchands de vins» pouvaient tout aussi bien être des tenanciers de cabaret, de restaurant ou d’hôtel).

    Il est à signaler que plusieurs immeubles étaient hybrides, c’est à dire qu’ils abritaient à la fois un commerce ou un atelier, et des logements (4-7). Ceci permet de jauger la qualité de vie des occupants de ces logements, vu le type d’activités commerciales exercées sur les mêmes lieux.

    Mesdames Moret se sont conservé les numéros 9 et 14 passage Moret, ainsi que le 19 ruelle des Gobelins. Monsieur Jamet, lui, s’est réservé le 6 passage Moret (7). Quinze ans après ce réaménagement, la vie commerciale du passage Moret est à l’aube de sa période la plus active, qui durera une vingtaine d’années (fig 6). Puis, en grande partie dû au recouvrement de la Bièvre, un net déclin s’amorcera (4). Des chiffonniers, notamment, remplaceront les ouvriers des tanneries et mégisseries d’alentour, qui réduisent leurs opérations — quand elles ne ferment pas carrément. À partir de là, le passage Moret vivotera encore quelques dizaines d’années dans d’affreuses conditions, avant de disparaître tout à fait. Nous y reviendrons.

    Fig 6 Nombre d’inscriptions au Bottin commercial dans le passage Moret entre 1855 et 1935.

    LES PRINCIPAUX ENTREPRENEURS

    Outre la famille Moret-Jamet, voici quelques entrepreneurs qui ont marqué l’existence du passage Moret.

    • Charlot, père et fils. Ces mégissiers s’installent au 7 passage Moret dès 1864 et y restent jusqu’en 1904. Ensuite, la famille Duranton, qui exploite une importante mégisserie sur l’autre rive du bras mort de la Bièvre (9, 11 et 13 des Cordelières * ),utilisera le 7 passage Moret comme annexe, jusqu’en 1911.

    * Note : La numérotation des immeubles sur la rue des Cordelières a été modifiée en 1893. Le 11 des Cordelières dont il est question ici  (1905) n’est donc pas le 11 dont il était question plus haut en parlant de François Moret (1855). Cette note s’applique à l’ensemble de cet article.

    • La famille Marchand (Jules et ses fils et neveux). Mégissiers eux aussi, ils occupent le 1 bis passage Moret entre 1868 et 1895.
    • La famille Pons-Dufaud (Prosper Pons ; son fils Albert ; son frère Alexandre ; et le beau-père d’Albert, Gustave Dufaud). Ils occupent le 9 passage Moret (fig 7). Prosper en devient le propriétaire en 1899, acheté à Madeleine Moret-Jamet (7). Dufaud, locataire, exploite le cabaret Caveau de l’Île aux Singes de 1901 à 1904 (fig 8). L’endroit a toutefois ouvert bien avant, dès 1885, exploité par un certain Dupont. Albert fait commerce de cuirs factices à cette adresse entre 1897 et 1904. Il devient propriétaire de l’immeuble au décès de son père, en 1901 (8), et en exploite la partie résidentielle jusqu’en 1922, date à laquelle il le cède, délabré, aux locataires, pour la somme symbolique de 100 F (9). Alexandre, quant à lui, produit des cuirs factices au 14 passage Moret, de 1889 à 1896.

    Fig 7

    Fig 7

    Fig 8

    • La mégisserie Guillou & Cléry (fig 9). Fondée par Marius Guillou et Louis Cléry en 1892, son adresse principale est le 9 ruelle des Gobelins. Seule une partie des vastes installations se trouvait effectivement dans le passage Moret, au numéro 2, adjacent au 9 ruelle des Gobelins. Là était située une entrée de service. La portion principale de la propriété s’étendait jusque dans l’extension nord-est de l’actuel square René-le-Gall, englobant de surcroît l’emplacement des ateliers de haute-lisse du Mobilier National. En 1897, les fils Guillou (Eugène et René) et Cléry (Eugène) prennent la relève à la direction. L’entreprise déclarera faillite en 1907 (10).

    Fig 9

    • L’hôtel « meublé » Duhaut (fig 10). Situé aux 8 et 10 passage Moret, cet établissement proposait des «garnis», en plus de constituer un débit de boisson. J.P. Fortuné Duhaut s’installe à cette adresse en 1877, d’abord à titre de mégissier. Mais dès 1879, il devient «marchand de vins» au Bottin. Il y restera jusqu’à son décès, en 1905 (11). C’est ensuite son épouse Sophie, née Bariol, qui prend en mains le commerce, aidée de leur fille Eugénie, femme Boise. C’est sans doute cette dernière qui est aux commandes en 1920, dernière année d’activité enregistrée de l’hôtel, toujours sous le nom de Duhaut.

    Fig 10

    • Falgoux, Chastel et Veyssière, marchands de peaux de lapins au 3 passage Moret (figs 11 et 12), le premier de 1889 à 1915, le second de 1916 (12) à 1921, le dernier de 1922 à 1928. Il semble que Falgoux soit demeuré associé à Chastel jusqu’en 1920.

    Fig 11

    Fig 12

    LE DÉCLIN

    Bien que le recouvrement de la Bièvre dans ce secteur (1908-12) (13) n’ait pas signé l’arrêt de mort du passage Moret, à partir de cette date les activités commerciales y ont amorcé un lent mais irréversible déclin. Un à un, des entrepreneurs ont fermé boutique (4), surtout ceux qui étaient tributaires de la Bièvre pour la facillitation de leurs activités. Nous disons bien «facillitation», car, nonobstant le fait que ce cours d’eau avait largement été exploité par l’industrie, surtout celle du cuir, la persistance de certaines usines, longtemps après son recouvrement, et au demeurant leur présence ailleurs, loin de tout cours d’eau, montrent bien qu’il était faisable de fabriquer du cuir autrement qu’en détruisant une rivière. Faisable, mais moins rentable, assurément, puisqu’on ne pouvait plus le faire à partir de la matière brute, les peaux, qu’on devait désormais se procurer une fois les premières étapes du tannage effectuées.

    Parallèlement, la nature des activités s’est modifiée. Notamment, peut-être attirés par la présence d’un marchand de peaux de lapins au 3 passage Moret, des chiffonniers se sont installés au 6, comme le montre la modification des lieux, permettant dorénavant le stationnement de charrettes (fig 13).

    Fig 13

    Autre exemple, le 5 passage Moret, occupé par des maroquiniers pendant les 15 dernières années du XIXe siècle, passera aux mains de marchands de crins de cheval, Sevestre & fils — lesquels seront d’ailleurs les derniers commerçants inscrits au Bottin dans le passage Moret (dernière date : 1935). Mais les Sevestre ne sont arrivés là qu’en 1920. Que s’est-il passé dans les 20 années d’intervalle ? Eh bien l’endroit, d’usage hybride on l’a vu (fig 5), a continué de servir d’habitation à des gens au sort peu enviable (nous les reverrons). En fait, eu égard à la crise du logement qui a sévi à Paris à cette époque, la dernière chose à disparaître du passage Moret fut son volet résidentiel, et ce, malgré des conditions de vie de plus en plus intenables.

    Donc, outre le recouvrement de la Bièvre, d’autres facteurs ont joué.

    Examinons la séquence des développements qui ont conduit à cette situation.

    Après les décès de sa mère Marianne Voisinot-Moret, en 1879 (14), puis de son époux Louis-Camille Jamet en 1893 (15), Madeleine Moret-Jamet, demeurée seule propriétaire des lieux, commence à se départir de ses avoirs. À partir de 1899, sont d’abord mis aux enchères les immeubles numéros 6 et 9 passage Moret et 19 ruelle des Gobelins (16). Un certain Albert Bloch obtient le 6 et le 19, tandis que Prosper Pons met la main sur le 9. Ensuite, Madeleine cède l’ensemble des terrains à Bloch. Celui-ci les vend par après au consortium Lourmais-Carpentier (7).

    Quelques années s’écoulent.

    En 1919, la Ville de Paris tourne son regard vers le passage Moret. Horrifiées par l’état des lieux, les autorités décident d’intervenir. Essentiellement, il s’agit d’effacer cette plaie du tissu urbain. «Couvrez ce malsain que je ne saurais voir», aurait dit Tartuffe. On verra plus bas que cette allusion à l’emblématique hypocrite n’est pas du tout gratuite. Donc, tout d’abord, entrer en possession des lieux. Un décret d’utilité publique du 4 février 1925 conduira à l’expropriation des terrains, au chef initial de construire, sous trois ans, une voie de circulation qui reliera la rue des Cordelières à la ruelle des Gobelins, donc à travers les zig-zags étroits du passage Moret (17). Ce faisant, bon nombre de bâtisses intolérables devront disparaître. D’un gravat deux coups. Mais pas toutes les bâtisses : jusqu’à la hauteur du 3 et du 4, soit, mais tout ce qui est construit plus au nord subsistera encore. Conscientes de ce fait, les autorités tâchent, avec des bonheurs divers, d’acquérir ces bâtiments restants.

    Par ailleurs, en dépit des informations généralement admises voulant que la nouvelle rue (Émile-Deslandres) ait été ouverte dès 1925, et malgré le décret déjà cité, il s’avère que, faute de budget, les travaux de percement n’avaient toujours pas débuté, aussi tard qu’en 1927. À cette date, les diverses instances de la municipalité et du département discutaient, non pas de l’avancement de ces travaux, mais bel et bien de l’attribution des responsabilités quant à l’ENTRETIEN du passage Moret, devenu impraticable (18). De Tartuffe à Pilate, il n’y a pas loin : la Ville s’en lave les mains, d’autant plus à l’aise que des entrepreneurs riverains — en bons Samaritains — ont offert de se charger eux-mêmes dudit entretien ; offre, il est vrai, pas du tout désintéressée, puisque ces entrepreneurs avaient besoin d’une voie praticable pour la poursuite de leurs activités — surtout les Billon, qui faisaient du transport par camion… Cette situation incongrue perdure jusque vers 1937 (4-19-20).

    On le voit, c’est le chaos. Exemple : au 9 passage Moret, Albert Pons, devenu propriétaire de l’immeuble suite au décès de son père, semble se décourager, s’exile sur la Rive-Droite et cesse d’entretenir la bâtisse, au grand dam des 26 (!) ménages qui l’occupent, avec leurs quelque 30 enfants (= +ou– 80 personnes, voir fig 7 et 14). La Ville, propriétaire du terrain désormais, lui refuse tout accommodement quant au renouvellement du loyer foncier, dont il voudrait voir les termes garantis pour 10 ans. Devant l’impasse, la municipalité décrète l’éviction… des locataires, en vue de la démolition de l’immeuble. Ces derniers s’accrochent, entrevoyant le sort qui les attend s’ils partent, en cette veille d’hiver, et forment une société civile qui, on l’a vu plus haut, se portera acquisitrice de l’immeuble pour la somme de 100 F. Ils ont le droit, la Ville s’incline (9).

    Fig 14

    Puis elle semble souhaiter tirer elle-même parti de la situation. Ainsi, elle acquiert l’immeuble du 11 passage Moret, y laisse la branlante bâtisse debout et les locataires dedans, et perçoit leurs loyers. Humanisation ? Pas sûr. On apprend que le toit de l’édifice, désormais constitué sommairement de carton goudronné, coule et goutte (21). La Ville, imperturbable, perçoit (ou du moins, réclame) ses termes. La situation atteint son point culminant quand un locataire, ayant voulu se pencher à une fenêtre dont la barre d’appui a cédé, pourrie par les infiltrations, fait une chute sur le pavé et se tue (22). Des réparations seront enfin effectuées.

    Entretemps, un garage Renault (qui deviendra Citroen en 1957) s’est installé au 23 boulevard Arago, à proximité. Son propriétaire, M. Paul Vacher, souhaite maintenant l’agrandir et le doter d’un accès sur la ruelle des Gobelins. Pour cela, il faudrait démolir le 11 passage Moret. La Ville semble heureuse de se débarrasser de ce problème — tout en encaissant le montant de la vente — mais les locataires ne le voient pas du même oeil. Ils résistent aux avis d’expulsion répétés, à l’instar de leurs voisins du 9, et pour les mêmes raisons : mieux vaut être mal logé, qu’à la rue, avoir un toit qui coule que pas de toit du tout.

    C’est ici que n’intervient pas le conseiller municipal socialiste du quartier Croulebarbe, l’inamovible M. Émile Deslandres. Tiraillé sans doute entre son observance de la philosophie du Parti et les intérêts pragmatiques du développement commercial, il s’est abstenu d’intervenir directement dans ce litige. Mais, dans une lutte aussi inégale, rester « neutre » revient à favoriser le plus fort. L’art de noyer quelqu’un sans se mouiller. Le garage emporte ainsi le morceau, les six derniers ménages résistants sont expulsés manu-militari, en plein hiver (23). Quant à M. Deslandres, son oeuvre sera plus tard saluée par l’attribution de son nom à la nouvelle rue qui passera juste là — toujours en projet à cette date (1927).

    Inamovible, disions-nous ? Immortalisé.

    Cette lente déliquescence du passage Moret se poursuivra, inexorablement, encore pendant une trentaine d’années. Le dernier commerçant «reconnu» ferme ses portes en 1935, mais les chiffonniers, eux, ne sont pas inscrits au Bottin… Quant aux résidents, leur condition passe peu à peu de celle de locataires de taudis à celle de résistants sans statut en attente d’être expulsés de leurs masures condamnées, à celle de squatters de ruines, puis finalement de sans-abris retranchés dans un terrain vague ; au fur et à mesure que les constructions se détériorent, s’écroulent, sont rasées. L’interminable agonie prend fin en 1950, quand l’Office public d’habitations à loyer modique de Paris acquiert l’ensemble du terrain et des ruines en vue d’y construire le HLM qu’on voit encore au 2 rue Émile-Deslandres. Mais il faudra d’abord nettoyer, assainir. On raconte qu’il a même fallu procéder au lance-flammes pour venir à bout de la vermine (il est permis de douter de ce détail, par trop anecdotique…). Le tout ne sera achevé qu’en 1955. Quant aux gens, on peut toujours se dire pieusement que ceux qui restaient encore là étaient dotés, par définition, d’une grande résilience, et qu’ils ont sans doute vite trouvé ailleurs où s’installer, et sans trop y perdre au change. Paris ne manque pas de ponts…

    Toujours est-il que cette date de 1955 marque la fin définitive de l’histoire du passage Moret.

    Une histoire alourdie d’un nombre anormalement élevé d’événements tragiques, sordides. Certes, dans une grande ville comme Paris, de tels faits sont très fréquents, et ne sont portés à la connaissance du public que dans les derniers entrefilets des journaux, mais, en feuilletant ceux-ci, force nous a été de constater que, pour un si petit patelin, le passage Moret en revendiquait une quantité étonnante. Outre ceux déjà signalés, n’en voici que quelques autres.

    HISTOIRES DU PASSAGE MORET

    Le 9 octobre 1906, sur la ruelle des Gobelins, un adolescent muni d’un pistolet tire une balle, «pour se distraire» a-t-il dit par après, en direction d’un groupe d’enfants en train de jouer. René Parisot, 11 ans, habitant au 5 passage Moret, est atteint et gravement blessé.

    Quelques mois plus tard, soit le 19 avril 1907, son frère Armand, 20 ans, récidiviste ivrogne habitant à la même adresse, poignarde mortellement un tenancier de café, près de la gare de Lyon (24).

    Le 7 mars 1904, deux couples de voleurs-revendeurs de bricoles, habitant le 6 passage Moret, ont été arrêtés. Il s’agit de Édouard Langlois, 33 ans, journalier ; Clémentine Lamy, 33 ans, domestique ; Eugène Gabriel, 20 ans, garçon de lavoir ; Jeanne Siarre, 19 ans, complice. La police se targue d’avoir réussi là un magnifique coup de filet  (25). Que les chiffonniers marchent droit.

    Le 26 novembre 1912, découverte de deux corps dans le bois Clamart. Il s’agit de  M. Abellard, corroyeur, et de sa conjointe, fille Venouze, 18 ans, habitant le 9 passage Moret depuis 3 mois avec les parents de la jeune femme. Il s’agirait d’un pacte de suicide : la femme portait deux blessures par balles à la tête, son conjoint une seule. Ce dernier, dépressif, ne s’était pas présenté au travail le jour du drame, et avait affirmé se rendre chercher son épouse à la sortie de son atelier (26).

    Beaucoup pour un si petit coin, nous disions ? Alors que penser de tout ce qui suit, qui s’est déroulé à une seule adresse, le 8 passage Moret, le fameux hôtel !

    Le 16 juillet 1906, Théophile Henrion, locataire du 8 passage Moret, est poignardé au flanc par sa femme, qui disparaît ensuite du logement. On la retrouve Butte-aux-Cailles, chez sa mère (27).

    Au soir du 6 janvier 1911, la chiffonnière Charlotte Perrinet, 18 ans, qui habite l’hôtel avec son époux Mayeu, n’est pas là avec ce dernier. Elle est plutôt place d’Italie, avec son amant, Georges Duncan — et le poignarde dans le dos. Physiquement, lui… Elle sera arrêtée deux jours plus tard (28).

    Le 24 décembre 1911, Auguste Séguin, relieur de 20 ans habitant le 9 passage Moret, est au bar de l’hôtel en face de chez lui. Sont également présents madame Duhaut, tenancière de l’hôtel, et un autre client, Maurice Ménard, militaire, ami de la femme Duhaut. Pas d’autres témoins. Un coup de feu part et Séguin est tué. Voici en substance ce que le soldat a raconté aux gendarmes intervenus sur les lieux du drame, et eux aux journaux, et ces derniers au public, le tout dûment verbalisé pour la postérité : en cette veille de Noël, le fantassin, tout en conversant avec la tenancière, procédait tout bonnement au nettoyage du revolver de cette dernière, à sa demande. C’est alors que le coup est parti accidentellement… (29).

    Qu’ont à faire de tels ragots dans un article se voulant sérieux ? Évidemment, en soi, chacun de ces faits divers n’aurait pas sa place ici. Mais c’est leur concentration, dans ce milieu restreint et enclavé qu’était le passage Moret, qui est intéressante, en ceci qu’elle fait la démonstration du caractère sordide de l’endroit — un caractère intrinsèque à sa nature. Il fallait en parler.

    UNE FAMILLE

    Jusqu’ici nous avons nommé des tas de gens, sans les montrer. Et nous vous avons montré des photos, sans indiquer les noms des sujets. C’est bien malgré nous : il était impossible de faire autrement. Mais attention, il y a une exception, une seule : la famille Besson.

    Fig 15

    Considérant les contraintes inhérentes à la prise de photos à l’époque, et au vu de la mise en scène de celle-ci : une famille sous une affiche, devant la boutique que cette affiche annonce, il nous paraît presque impossible que cette famille ne soit pas celle dont le nom apparaît sur cette affiche. Ceci n’est pas un acte de foi, c’est simplement l’évaluation rationnelle des probabilités respectives de deux hypothèses contraires. Poursuivons.

    Jean-Marie Besson était serrurier. Entre 1884 et 1886, on le voit associé avec Alexis Lucand, au 1 passage Moret (alias 11 rue des Cordelières). Puis, pendant que l’autre continue les affaires à cet endroit, Besson part à son compte, d’abord au 17 des Cordelières de 1887 à 1889, puis au 28, de 1890 à 1894 (4). Il y habite, témoin : la naissance de sa fille Clémentine, le 9 juin 1891, enregistrée à cette adresse (30). En passant, le modeste bâtiment est toujours là, situé si près de ce qu’a été le passage Moret, et si ressemblant aux bicoques de cette voie, qu’on peut à toutes fins pratiques parler de vestiges lui appartenant. Pèlerinage fortement suggéré (fig 16).

    Fig 16

    Maman Besson s’appelle Juliette Joly. En 1895, la famille déménage au 1 passage Moret, où Jean-Marie installe son atelier en relève d’Alexis Lucand. Ils y resteront jusqu’à la fermeture de la boutique, en 1910 (4). La retraite aura été courte, car Jean-Marie décède le 22 septembre de la même année (31). Juliette suit de près, le 18 mai 1911 (32). Le couple habitait alors avec les deux filles aînées, Eugénie et Jeanne, infirmières, au 28 passage Prévost (au sud du boulevard d’Italie (sic) entre les rues de la Glacière et de la Santé).

    Mais revenons à Antoinette, la plus jeune. C’est la seule personne native du passage Moret dont nous ayons la photo et dont nous connaissions l’identité. Cela justifie à nos yeux — à notre coeur ! — quelques recherches plus poussées à son sujet.

    Antoinette Besson est née le 18 janvier 1896 au 1 passage Moret (alias 15 rue des Cordelières).

    Voici son acte de naissance (fig 17) qui porte également, en prime, des renseignements sur ses  mariages et son décès (33). Une mine !

    Fig 17

    Nous déchiffrons pour vous : Le 16 novembre 1911, dans le 11e arrondissement, Mlle Antoinette Besson se marie avec M. Georges Bouron. Notez que la jeune fille n’a pas encore 16 ans. Du reste, elle sera veuve à 20 ans — on devine hélas comment, autour de 1915, Georges a trouvé la mort…

    Le 12 février 1921, toujours dans le 11e arrondissement, Antoinette, devenue sténo-dactylographe, se remarie avec M. Cleto Marcacci, cordonnier. Dès novembre 1916, il avait reconnu Norbert, fils d’Antoinette, qui était né en février de la même année. Norbert Marcacci, socialiste militant, aura vécu 100 ans. Mais Cleto et Antoinette divorcent le 14 juin 1950.

    Cette dernière ne perd pas de temps : le 23 décembre de la même année, elle se remarie encore, cette fois avec M. René Dugrès, à Montreuil.

    Et c’est dans cette ville qu’elle poussera son dernier soupir, le 21 juin 1970, après une vie, ma foi, bien remplie…

    CONCLUSION

    Le passage Moret n’était qu’une infime fraction du territoire de Paris. Et son épopée n’aura été qu’un très court paragraphe dans la volumineuse histoire de la grande ville. Il s’en est fallu de peu qu’il ne passe tout à fait inaperçu, sans les Atget ou Huysmans — entre autres — qui ont signalé son existence. Ça aurait été regrettable qu’il sombre à jamais dans l’oubli. Car, malgré le peu de place qu’il a pris dans l’espace et le temps, il fut digne de mémoire.

    Autant que n’importe quel autre patelin comparable, direz-vous. Peut-être un peu davantage, quand même.

    Du simple fait de sa situation d’enclave, resserrée entre les deux bras d’un cours d’eau malsain, avec à peine deux issues, cerné d’usines rébarbatives et dominé par une forêt de cheminées, le passage Moret constituait un petit monde à part, bien caché en plein coeur de la Cité. Et de plus, même en regard de la condition générale du 13e arrondissement, il se démarquait par un niveau de pauvreté particulièrement profond. Ce confinement de vase clos aura eu d’inévitables conséquences — mais pas toujours malheureuses.

    Bien sûr, il y a des gens qui ont passé là presque toute leur vie. Avoir Paris tout autour de soi, la Ville Lumière, et demeurer enfermé dans l’obscurité, quelle tragique absurdité ! Oui mais d’autre part, cette même situation a favorisé une stupéfiante multiplication des liens entre les habitants du passage Moret.

    Untel mariait la fille d’à côté. Le vieux voisin d’en face était témoin à ce mariage, ensuite il figurait sur l’acte de naissance de chacun des enfants du couple, puis, finalement, son propre acte de décès était contresigné par le père de la mariée, son vieil ami.

    En effet, dans les registres, les mêmes noms se croisent constamment, de ces gens qui vivaient, pas juste très près les uns des autres, mais qui vivaient ensemble.

    Comme quoi la misère elle-même peut parfois avoir quelque effet secondaire positif sur ceux-là qu’elle accable.

    La promiscuité engendrait la solidarité.

    Nous aurons appris cela de nos recherches sur le passage Moret.

    ***

    Notes.

    1- Archives de la Ville de Paris PP/11970/B

    2- Archives nationales MC/ET/CVII/1329

    3 – Geneviève Boisard, article sur la famille Salleron paru dans le numéro 39 du bulletin de la SHA 13.

    4- Archives de la Ville de Paris. 2Mi3 12 à 2Mi3 280

    5- Archives de la Ville de Paris V4E 1632

    6- Archives de la Ville de Paris V4E 1639

    7- Archives de la Ville de Paris. DQ-18 (746 ; 1553 ; 1565 ; 1576 ; 1578) ; D1P4 494

    8- Archives de la Ville de Paris V4E 9588

    9- Le Petit Parisien 23.11.1922, p. 2

    10- Le Petit Parisien 13.01.1908 p. 6

    11- Archives de la Ville de Paris 13D 157

    12- Le Petit Parisien 28.12.1916 p. 4

    13- Gagneux R. Anckaert J et Conte G. Sur les traces de la Bièvre parisienne, Parigramme 2002

    14- Archives de la Ville de Paris V4E 4317

    15- Archives de la Ville de Paris V4E 9493

    16- Le Matin 17.01.1899 p. 4

    17- Digard G. Le Quartier Croulebarbe, Éd Municipale 1995 ; Paris Soir 19.07.1924 p. 2

    18- Archives de la Ville de Paris VO11 2277

    19- Archives de la Ville de Paris 1FI 2279

    20- Le Petit Parisien 13.12.1937 pp. 1-2

    21- Paris Soir 31.08.1925 pp. 1 et 3

    22- Paris Soir 04.09.1925 p.2

    23- L’Humanité 24.12.1926 p. 3 ; 05.01.1927 p. 3 ; 08.01.1927 p. 2 ; 16.01.1927 p. 2 ; 17.01.1927 p. 2

    24- Le Matin 10.10.1906 p. 4 ; L’Humanité 11.10.1906 p. 3 ; Le Rappel 20.04.1907

    25- L’Aurore 08.03.1904

    26- Le Petit Parisien 27.11.1912 p. 1

    27- Le Matin p.4  (et) L’Aurore p.3  18.07.1906

    28- Le Matin 10.01.1911 p. 5

    29- Le Petit Parisien 31.12.1911 p.3

    30- Archives de la Ville de Paris V4E 6868

    31- Archives de la Ville de Paris 13D 177

    32- Archives de la Ville de Paris 13D 180

    33- Archives de la Ville de Paris V4E 9519