Derrière le voyageur s’étirait une longue, très longue piste, laissée par ses raquettes. Il marchait depuis toujours, lui semblait-il. Il faisait grand froid, mais le voyageur n’en était pas vraiment conscient. Il avait toujours fait aussi froid, aussi loin que sa mémoire engourdie pouvait remonter. Tout était blanc, ou gris. La neige, le ciel, le vent, le voyageur, ses pensées : tout ce qui faisait son monde. Il marchait infatiguablement, sans jamais s’arrêter, puisqu’il lui semblait que son voyage n’avait jamais eu de commencement. Comme un coeur qui bat sans qu’on y prête attention, ses jambes se plaçaient l’une devant l’autre, l’une après l’autre, inlassablement, inconsciemment. On eût dit que cesser de marcher aurait signifié cesser de vivre, pour le voyageur. Seul le vent lui parlait, et il répondait en silence.
Dans la glauque immensité, parfois, des formes paraissaient se dessiner, vite effacées par la poudrerie. C’étaient comme de petits dômes, blancs sur blanc, sans doute des mirages engendrés par les tourbillons de neige. Le voyageur ne détournait jamais sa marche, à peine son regard, pour ces choses. Il allait droit devant lui, sans but connu. Il se disait qu’un jour, il rencontrerait des traces. Ce serait sûrement les siennes. Alors, il aurait bouclé la boucle, fait le tour de son monde, et il pourrait s’arrêter. Mais cette arrivée était aussi infiniment lointaine que son départ. Il n’y parviendrait que lorsque le temps lui-même aurait terminé sa propre marche.
Qui se poursuivait.
Un jour, un de ces petits dômes émergea du vide, droit devant lui. Perplexe, il continua cependant de marcher, sans détourner son chemin. Il verrait bien… Certainement, la chose s’effacerait, comme toutes les autres. Mais, à mesure qu’il s’en approchait, la forme se précisait, ses contours, d’abord flous, devenaient de plus en plus nets. Le voyageur dut s’admettre qu’il ne s’agissait pas d’un mirage. Vint le moment où il en était si près qu’il pouvait y toucher. Tout d’abord, il n’osa pas. Il n’avait jamais rien connu de solide que le sol, et cette chose étrange lui faisait un peu peur. Il décida d’en faire le tour, puisque cela faisait obstacle à sa marche. C’était une forme parfaitement ronde et lisse, impénétrable au corps comme à la pensée.
Le premier détour de son long voyage.
Parvenu de l’autre côté, le voyageur eut une surprise: la forme, parfaite de prime abord, présentait là un défaut. Au lieu d’être complètement fermée, elle avait une petite ouverture, au raz du sol. Le voyageur était de plus en plus troublé par cette chose mystérieuse, venue perturber la pureté éternelle de son paysage.
Pour la première fois, il s’arrêta de marcher. Étonné de ne pas en mourir, il accepta ce jour comme étant différent, unique.
Il s’enhardit alors, et se pencha pour regarder dans la petite ouverture. S’attendant à ne rencontrer que l’obscurité, il sursauta à la vue d’une lueur qui dansait là, tout au fond du dôme. Oubliant toutes ses peurs, il quitta ses raquettes et se glissa à l’intérieur de l’étrange chose.
Il se retrouva dans un igloo, face à une petite chandelle posée sur le sol et qui rayonnait de lumière chaude. Le voyageur ne comprenait rien à tout cela, et fut sur le point de s’enfuir, quand une terrible bourrasque se mit à souffler dehors. Alors seulement, il comprit les bienfaits que pouvaient lui apporter cet igloo et cette chandelle, ce corps et cette âme. Il enleva sa pelisse croûtée de glace, se plaça près de la chandelle, et se laissa réchauffer, une sensation qu’il découvrait. Très vite, il y prit goût. Il ne voulait plus s’en aller. Lui, issu de l’infini, était prêt à faire de ce petit espace tout son univers. Il en oubliait l’immensité qui l’avait toujours enveloppé, dans laquelle il n’avait cessé de marcher, donc d’exister. Il se disait qu’il avait certainement atteint son but. Excitée, sa respiration s’affolait, et soufflait sur la petite chandelle, qui n’en brûlait que plus fort. Et plus vite…
Vint le moment où, à bout de cire, la flamme s’éteignit. En proie au pire désespoir, le voyageur suppliait pour qu’elle se rallume, mais elle était bien morte, et il était bien incapable de la ranimer.
Certain d’avoir causé un grand malheur, le voyageur se rhabilla précipitamment et quitta l’igloo, plein d’angoisse. Il chaussa ses raquettes, et reprit sa marche dans la tempête.
Pour la première fois, il eut froid, et se sentit fatigué. Il était accablé par cette constatation, et dut marcher encore longtemps avant de comprendre que c’était là le prix à payer pour avoir connu la chaleur, le repos et la sécurité. Il se demandait pourquoi une telle aventure lui était survenue. Il regrettait beaucoup d’avoir épuisé la petite chandelle qui lui avait donné sa chaleur, et d’avoir plongé dans les ténèbres l’igloo qui l’avait abrité. Il se jura de ne jamais recommencer.
Le voyageur marche encore aujourd’hui. Bien plus loin, peut-être, il reconnaîtra enfin la valeur de sa liberté.
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